Le pardon n’est pas un acte de générosité envers
autrui.
Le pardon, le vrai, est égoïste.
Je ne parle pas du « je te pardonne d’avoir mangé
le dernier carré de chocolat » ou « je te pardonne d’être arrivé en
retard ».
Mais du « je te pardonne de m’avoir tant fait
souffrir que j’ai pensé à mourir pour que la douleur, intolérable,
cesse ».
Je parle de la douleur que l’autre nous a infligée,
celle qui nous a laissé(e) à terre, celle qui nous a fait découvrir des
contrées de nous-mêmes jusqu’alors inconnues, des abîmes sans retour pour
certain(e)s, ou rien d’autre que la douleur ne nous atteint plus.
Celle qui nous a laissé(e) autiste au monde, à nos
proches, à la vie qui continue, celle qui a fait chanter les sirènes du sommeil
éternel comme unique salut.
Le mécanisme du pardon, du vrai pardon dans de telles
circonstances, est long et difficile.
Il nécessite une prise de conscience tout d’abord, puis
un travail sur soi laborieux.
On s’attache à sa haine, à sa colère, à sa rancune.
C’est une compagne qu’il est paradoxalement difficile
de laisser partir, notamment lorsqu’elle nous accompagne pour la première fois.
Les chemins de ces contrées sont inconnus, la douleur
nous vrille le cerveau, le ventre, elle prend toute la place, elle est toute la
place, et le bon sens a alors disparu depuis longtemps.
Renoncer à la douleur, c’est renoncer à ce qui a généré
la douleur. Et c’est le fond du problème, l’essence de la difficulté.
On souffre parce que l’on a perdu quelque chose,
quelqu’un, et la douleur (la haine, la rancune…) est notre dernier point
d’attache avec ce que l’on a perdu.
Comprendre cela est le premier pas pour accepter de
commencer le travail pour la laisser partir.
Il faudra dès lors lutter contre l’envie, le besoin qui
nous paraît vital, de conserver ce dernier point d’ancrage à l’autre.
La douleur est tout ce qu’il nous reste de l’autre.
On y tient.
Si si, au final, c’est bien de cela qu’il s’agit. On
veut que ça s’arrête, que ça s’arrête à tout prix, quand la douleur est telle
qu’elle en devient physique, qu’on pourrait presque dessiner son contour à
l’intérieur de nous tant on la ressent physiquement, mais c’est si difficile
parce qu’on l’empêche inconsciemment de partir.
Parce que c’est tout ce qu’il nous reste de l’autre.
Alors oui, c’est un vrai travail de deuil. Réellement.
Il faut accepter de la laisser partir, de laisser partir l’autre.
A jamais.
Comment faire ?
La prise de conscience pour moi, commence lorsqu’arrive
le moment où l’on réalise que l’autre ne nous fait plus aucun mal. Nous sommes
le/la seul(e) à nous l’infliger après un certain temps. Il nous a passé le
flambeau, et est parti sous d’autres cieux, libéré.
Notre colère, notre haine, alimente notre propre
douleur.
Plus rien d’autre n’existe, et c’est comme si tout
l’univers autour de nous c’était rétréci. La sensation d’un trou noir (1) dans
lequel serait aspiré tout notre univers. Plus aucun autre horizon au-delà des
limites de la douleur que l’on ressent en soi, tout s’arrête là, aucune autre
perspective.
On ne voit plus rien d’autre, on n’est plus rien
d’autre.
Les ami(e)s se lassent de cet état qui dure, ne
comprennent pas que l’on ne réagisse pas. Et pour cause. Ils n’existent plus,
ils sont au-delà de l’horizon de la douleur. Ils ne parviennent plus jusqu’à
nous, il n’y a rien ni personne d’autre que soi-même dans ces contrées,
soi-même et la douleur.
Je me représente et me rappelle ce moment comme une
chambre capitonnée à l’intérieur de soi. Une chambre capitonnée au fond d’un
gouffre sans fond, au fond du trou noir, où l’on est perpétuellement aspiré(e)
et d’où l’on a le sentiment que l’on ne pourra jamais sortir.
La médication (inévitable lorsqu’on en est arrivé(e)
là), va permettre d’assurer la survie physique, de continuer à s’alimenter
notamment. De « penser » à s’alimenter, d’y arriver et d’accepter de
s’alimenter.
D’arrêter de pleurer, de hurler la douleur.
D’arrêter de penser à mourir, de nous éviter de passer
de l’envie à l’action.
C’est un début.
Mais elle n’ouvrira pas la porte de la chambre
capitonnée.
Cependant pour imager, je dirais qu’elle permet en
quelque sorte d’y mettre comme une fenêtre, un miroir, qui va pour la première
fois nous donner une autre perspective que les murs de la chambre capitonnée.
Et la trêve de la douleur que la médication va apporter,
permettra par le biais du miroir, de se voir et de mettre le pied sur la
première marche pour sortir du gouffre.
Car nous seul(e) avons la clé de la chambre capitonnée.
Et la clé est le pardon.
Que voit-on alors dans le miroir, entre nos 4
murs ?
On se voit soi, et la douleur. L’autre, celui qui a
généré la douleur initialement, a disparu. Il a dis-pa-ru. Il n’est plus là, ce
n’est plus lui qui nous fait mal ! C’est nous-mêmes.
On réalise à quel point c’est vain et autodestructeur.
Et surtout, on réalise pour la première fois, que l’on
a la possibilité de stopper tout cela.
Que c’est de nous que cela dépend ! Car nous
sommes devenu(e) notre propre bourreau.
On réalise que l’autre n’a plus le pouvoir, que c’est
nous qui l’avons.
On comprend enfin, on voit que l’autre est parti, qu’il
nous a délégué son pouvoir, en nous confiant la pièce capitonnée.
Non, il n’est pas parti avec la clé. On cesse de serrer
les poings, on ouvre la main et on y trouve la clé.
Tout ça prend énormément de temps.
Mais quand on trouve enfin la clé, c’est comme un coup
de pied du fond d’un océan vers la surface. L’aspiration du trou noir cesse.
On laisse partir l’autre, on laisse partir la douleur.
Je te pardonne tout le mal que tu m’as fait.
Je te
pardonne de ne plus m’aimer.
Je te pardonne de ne plus être là, je te pardonne
de n’avoir plus besoin de moi, je te pardonne de ne plus être indispensable à ta vie, je te pardonne
tout, c’est fini, c’était une autre vie, ça n’a plus d’importance.
Je te
pardonne d’être heureux sans moi, je te pardonne de pouvoir vivre sans moi, je
te pardonne l’avenir que nous n’aurons pas, je te pardonne d’être parti avec,
avec le seul avenir que j’avais imaginé, espéré, rêvé
Je te souhaite d’être
heureux, pars, pars ma douleur, pars mon
amour, ma compagne, pars avec lui, je peux continuer seul(e) maintenant, je
n’ai plus besoin de toi, je n’ai plus besoin d’avoir mal, de me faire mal pour
le garder, il est déjà parti, je ne veux plus mourir, je n’en ai plus besoin.
Il
ne peut plus m’atteindre, je ne lui en veux plus.
Et la chambre capitonnée n’est plus.
Un milliard de tonnes lesté à nos pieds tombent au fond
du trou noir.
L’horizon s’ouvre sur le reste du monde, l’autisme
disparaît.
Non, non ce n’est pas un acte de générosité envers
l’autre.
C’est un cadeau que l’on se fait, à soi.
C’est un acte de résilience, de légitime défense.
(1)
Après coup, j’ai découvert que la notion de
« trou noir » en psychologie s’apparentait à l’un des aspects de l’autisme,
qui traduit bien en partie la sensation que l’on ressent dans ces
moments-là :
http://books.google.fr/books?id=--Loe9lkbUIC&lpg=PA298&ots=Miyk_eaHPu&dq=trou%20noir%20psychologie&hl=fr&pg=PA298#v=onepage&q=trou%20noir%20psychologie&f=true
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